Le mythe des Terres Australes
à l’orée des expéditions scientifiques du XVIIIe siècle :
entre spéculation géographique et utopie politique

« La question de la Terre Australe ou du Continent Austral est l’une des plus vieilles énigmes qui se soient posées à la curiosité des hommes et à la sagacité des savants », explique le géographe Numa Broc. Depuis l’Antiquité, il existe une croyance en une terre immense située dans l’hémisphère Sud. Cette pensée est née chez les Pythagoriciens grecs qui émettent l’hypothèse de l’Antichtone : il existe une masse de terre située dans l’hémisphère Sud pour équilibrer la planète. Tout ceci s’appuie sur l’idée d’une symétrie entre les deux hémisphères Nord et Sud. Cette croyance se prolonge au fil des siècles et revient au goût du jour avec les découvertes géographiques des XVIe et XVIIe siècles, qui accentuent le poids de cette idée. La découverte du continent américain renforçant l’idée d’une symétrie de l’Est vers l’Ouest, elle consolide celle d’un équilibre Nord et Sud. Jusqu’au XVIIIe siècle avec les expéditions de Cook, qui démontrent l’impossibilité d’un continent austral tel qu’il était imaginé, les écrivains du XVIIIe siècle spéculent sur une terre dont l’existence, ou l’inexistence, n’a pas été encore démontrée.

Ce « vide » géographique et scientifique nommé Terra Australis Incognita est comblé par des productions littéraires contenant divers degrés d’utopie. De Gabriel de Foigny à Denis Vairasse, le continent austral n’est qu’un prétexte à l’utopie purement politique et sociale. Quoi de mieux qu’un continent dont l’existence est avérée par de nombreux contemporains, mais qui reste totalement inexploré contrairement à l’Amérique, ce qui permet de laisser libre court à l’imagination tout en authentifiant au minimum les récits. Gabriel de Foigny (1630-1692), dans Les Avantures de Jacques Sadeur , nous offre la vision d’une société idéalement égalitaire grâce à l’hermaphrodisme caractéristique des « Australiens », qui les empêche de connaître les différences, la jalousie et l’envie. Leur quiétude et leur rationalisme sont tels que la monotonie de leur vie les pousse à envier la mort, qui n’est autorisée par la loi qu’à partir de cent ans. Chez Denis de Vairasse, la société utopique s’est réalisée grâce à l’action d’un tyran Sevarias. Son Histoire des Sévérambes , parue en 1677, décrit l’action réformatrice de ce tyran qui supprime la propriété individuelle, refonde la langue des Sévérambes et utilise l’esclavage de ses opposants pour réaliser les basses besognes de son peuple. Il faut également citer Charles de Brosses (1709-1777), magistrat bourguignon, et son Histoire des Navigations aux Terres Australes : pour lui il s’agit plutôt d’imaginer la bonne exploitation de ce continent immense, que le naturaliste Buffon évalue en 1749 « à plus du quart de la superficie du globe ». Ce dernier ouvrage n’est pas à proprement parler utopique, mais il n’en possède pas moins de fortes résonances, autant par la localisation géographique et son argumentaire insolite justifiant l’existence de ce continent imaginaire, que par les projections colonisatrices et économiques qui y sont réalisées. De Brosses a avant l’heure l’idée du peuplement du continent austral par l’envoi de tous les indésirables de la métropole.

Tous ces projets de « géographes de cabinets » sont réduits à néant, tout comme le continent austral, par les expéditions scientifiques de James Cook qui découvre le véritable continent austral, l’Australie.

Ludovic Dubois

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