La philosophie du voyage
La philosophie a toujours pensé le voyage et sest toujours elle-même pensée, et exprimée, en termes de voyage : de départ, de déplacement, darrivée...
Quil sagisse de ce «
cavalier français qui partit dun si bon pas
», comme lécrit Péguy à propos de Descartes, de laboutissement du cheminement de lHistoire, de la transmigration des âmes, ou du paradoxe du voyageur immobile, lhomme est toujours conçu comme homme voyageur,
Homo viator
.
La philosophie a toujours pensé le départ, ou le commencement qui est comme un départ. Descartes meurt à ses convictions pour partir de la certitude, quitte à retourner avec un esprit neuf vers certaines convictions pour les souligner de certitude. Cette disposition au départ, cest le doute.
Il ny a de véritable départ quavec un esprit neuf, même si lon emprunte danciens et vénérables frayages.
« Homère est nouveau ce matin
», sémerveille Péguy, entreprenant le voyage de la lecture du voyage dUlysse.
Faut-il entonner un chant du départ ? Pas toujours. Le départ forcé pour lexil nous entraîne en terre étrangère, ou pire, fait de nous des étrangers chez nous, et parfois des étrangers en nous, comme la déportation vers toutes les aliénations. Ce départ risque de nous faire perdre toute espérance. On ne peut pas toujours imaginer lexilé heureux à lentrée de ce que lon identifie à lEnfer. Ainsi Mary Barnes initiant son
Voyage à travers la folie
.
Le déplacement après le départ est lui-même pensé, nécessairement pensé.
Comme lécrivait lauteur de
Tristes Tropiques
Claude Lévi-Strauss, tout déplacement dans lespace est aussi, simultanément, un voyage dans le temps. Nous ne voyageons pas seulement dans un espace géométrique, celui de la mathématique universelle des modernes, mais dans un monde signifiant, culturel et valorisé, où se détache le relief des choses, ce « relief axiologique » dont nous parle Raymond Ruyer dans
Le monde des valeurs, qui nous permet de discerner limportant en soi ou limportant pour nous, du fond dindifférence que nous avons raison ou tort dabandonner à linattention. Cest pourquoi le voyage peut avoir plusieurs noms.
Ce peut être celui de lexplorateur, du conquérant, de lethnologue, du poète ou encore du pèlerin. Le voyage peut également être onirique, comme celui dAlice au pays des merveilles, ou pédagogique : en les proposant dans son programme déducation, Rousseau confirme dans
LEmile
ladage selon lequel les voyages forment la jeunesse.
Tout voyage a un terme au moins attendu, désiré, atteint, parfois inaccessible.
Le repos de lêtre comblé, à la fois sommeil du juste ou rêve accompli du héros, de lartiste ou du saint.
Le voyageur odysséen atteint enfin son Ithaque, lIthaque de la société sans classes et de la reconnaissance de lhomme par lhomme, le bonheur de vivre ensemble, comme le théorisent les penseurs du système, Hegel, Marx. Mais cette Utopie létymologie nous invite au pléonasme na pas lieu : lHistoire continue sa course ou son errance de vaisseau fantôme bien après le terme qui lui était assigné par le système. Ce système est lui-même embarqué, misérable filet abandonné sur le pont, dans le cours du temps, comme la bien compris lironique Kierkegaard. Tout est pareil de lautre côté du miroir de la fiction théorique. Doù la tentation récurrente, dans lhistoire de la philosophie, de penser le voyage comme lexpérience paradoxale du « voyageur immobile » qui ne doit point se soucier daccéder à un objectif lointain. Le voyage déplace les corps mais ne déplace pas lidentité à soi, notre demeure intérieure, ou « lacropole intérieure », comme dirait le stoïcien. Le voyage ne nous expulse pas hors de nous-mêmes, ne nous fait pas échapper à nous-mêmes.
Départ, déplacement avec ou sans arrivée, le voyage, pensé et vécu par le philosophe, est autre que le voyage confusément pensé, et illusoirement vécu dans limaginaire et les désirs ordinaires du voyageur. Il est retourné ou converti. Le concept de chien naboie pas. La pensée du voyage nest pas le voyage. Elle est sa demeure.
Aurélia Tréguier